Ce matin j’ai reçu l’appel d’une enfant de 12 ans.
Elle me raconte le harcèlement qu'elle a vécu à l’école pendant 9 mois : régulièrement insultée, moquée, dénigrée, frappée par une autre élève du même âge qu’elle - qui n’a jamais été interpelée pour ses actes.
Puis nouvelle rentrée, nouvelle classe.
Tout se passe bien pendant 3 mois...
Mais l’auteure du harcèlement n’est pas loin. Elle est dans une autre classe.
Elle fédère d’autres enfants, dont des garçons, et recommence à maltraiter Léa*. Un jour, l’un d’eux lui donne un coup, le jour suivant, un autre la bouscule dans les escaliers, et enfin, ils la menacent de mort. «On va te tuer jeudi après le cours d’anglais».
Léa parle à son enseignante, lui dit qu’elle a très peur. L’enseignante banalise et lui rétorque que tout ira bien. Et pourtant elle sait.
Ses parents, informés depuis longtemps, ont déjà alerté la direction ; demandé un rendez-vous. C’est inutile, on gère, leur a-t-on dit. Et pourtant ils savent.
Le groupe n’a pas oublié et attend Léa à la sortie du cours. Léa reste un long moment tétanisée dans les toilettes. Elle a peur, très peur.
Elle sort au bout d’un certain temps pour rentrer chez elle.
Ils l’ont attendue. Et ils la tabassent, la filment, ricanent.
A la femme violée, on lui dit qu’elle n’aurait pas dû porter de jupe courte.
A l’enfant harcelé, on lui dit qu’il devrait être moins sensible.
Dans cette affaire, il y a une grande part de déni face à la violence entre élèves. Une manière de ne pas prendre le problème au sérieux et de relativiser des faits rapportés par une enfant en détresse.
« Défends-toi !... Mais au sein de l’école, je te rappelle que tu n’as pas le droit ».
Messages paradoxaux qui paralysent l’enfant victime de violences.
Dans cette affaire, j’estime qu’il y a non-assistance à personne en danger de la part d’adultes qui savaient.
Beaucoup de jeunes ont un sentiment d’impunité. Pas de sanction, donc je peux recommencer. Je fais rire les autres, donc je peux recommencer. Personne ne m’arrête, donc je peux continuer.
Et ces adolescents harceleurs me disent des années plus tard, « je m’en veux, j’ai harcelé X, je me souviens, mais personne ne m’a arrêté ».
Ils ont besoin qu’on les arrête, qu’on leur rappelle les règles du bien vivre ensemble, les lois qui donnent un cadre à respecter dans le but d’organiser la vie scolaire et qui protègent chaque élève. Les autres, et eux-mêmes de leur propre violence. Comme dans notre société.
Nous sommes tous responsables des actes qu’on pose. Si on transgresse les règles, on est sanctionné. C’est la loi. Et il faut une prise en charge rapide.
Une prise en charge rapide c'est quoi ?
Elle doit impliquer des entretiens et des mesures significatives qui sanctionnent les actes (avertissements, suspensions, etc.) accompagnées de mesures réparatrices et d’interventions auprès des auteurs pour comprendre avec eux les raisons de leur comportement en vue d’encourager un changement positif. Pour se faire, il faut multiplier les moyens d’action et les moyens humains au sein des écoles et donner la permission aux enseignants d’agir.
Il est urgent de collaborer tous ensemble, parents d’enfants auteurs et victimes de harcèlement, enseignants, professionnels qui gravitent autour de ces enfants et ces adolescents pour prévenir le harcèlement et le traiter justement.
Car c’est injuste de toujours braquer les projecteurs sur les victimes. Il faut élargir le champ d’action et impliquer tout le monde, sinon ça continuera.
Il faut que les enfants et les adolescents sentent qu’il y a des adultes forts autour d’eux, pour se savoir en sécurité.
Léa, traumatisée, continue d’aller à l’école, la peur au ventre. Tous les matins elle se lève et redoute de croiser ceux et celles qui l’ont agressée. Elle ne va pas pouvoir continuer comme ça. Elle s’épuise psychiquement, et ne fait plus confiance à l’école. Vulnérable, peut-on lui demander de retourner à l’école dans ces conditions ? Est-ce que nous, adultes, retournerions sur notre lieu de travail, si nous avions été harcelés, mobbés pendant des mois et agressés ?
Non.
Le harcèlement entre élèves a des conséquences dramatiques à court, moyen et long terme. L’école se doit d’agir et nous, adultes, devons réagir, car les droits fondamentaux des enfants sont en danger : le droit à la protection, le droit à la santé.
On ne peut pas fermer les yeux. En 2024.
Einstein a dit : « Le monde est dangereux à vivre non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire ».
Ne pas vouloir voir, c’est laisser faire.
Ne rien faire, c’est laisser faire.
Le harcèlement scolaire est un problème grave de santé publique que nous ne devons en aucun cas banaliser.
Je salue les dispositifs mis en place dans les pays nordiques qui axent leurs actions sur la prévention, avant tout, et ce dès les petites classes. Je salue le DIP (Département de l’Instruction Publique) à Genève qui vient de rendre obligatoire une nouvelle formation en ligne sur le harcèlement et le cyberharcèlement destinée à tout le personnel encadrant les élèves dans tous les degrés de l'école publique du canton.
Je salue le travail de toutes les personnes concernées par ce sujet, dans les écoles, et en dehors.
Œuvrons ensemble pour prévenir tout forme de violences à l’école, offrir un climat scolaire sain et garantir aux élèves la sécurité dans leurs établissements afin qu’ils puissent compter sur des adultes de confiance et continuer à vouloir apprendre ensemble, avec enthousiasme.
Anne Jeger, psychologue clinicienne à Lausanne, entend régulièrement dans son cabinet la souffrance de ces enfants et de ces jeunes, l'impuissance de parents et de professionnels concernés par ce fléau. Elle est la vice-présidente de l’association VIA qui lutte contre le harcèlement scolaire et soutient les victimes et leurs familles.
*prénom d’emprunt et histoire qui en rappelle beaucoup d’autres…
Partie 2 de cet article : prendre au sérieux la parole des parents
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