Notre expert
Comment préserver un espace à soi?

Comment préserver un espace à soi?
Josiane Junod, Thérapeute de famille ASTHEFIS,  Consultation conjugale Profa

Introduction
J'ai préparé cet exposé avec Madame Brigitte de Werra. Toutes deux conseillères conjugales et thérapeutes de couple, nous sommes collègues depuis des années et travaillons ensemble dans l'équipe du service de consultation conjugale de la Fondation Profa.
Ce sujet m’interroge non seulement dans mon travail mais m’interpelle aussi à titre privé puisque je suis insérée dans une famille, j'appartiens à un couple, et je suis aussi mère et grand-mère, trois fois.

En 1929, Virginia Woolf, féministe d'avant-garde, est une des premières femmes à s'être penchée sur ce thème, dans son livre "une chambre à soi". Il s'agit d'un pamphlet centré sur création littéraire.("A room for oneself"). S'il n'est pas facile à un homme de devenir poète, durant des siècles, ce fut impossible pour une femme. Pour y parvenir, il fallait absolument qu'elle puisse disposer au moins d'une chambre à soi, et de ressources suffisantes. Donc une liberté de lieu avec une indépendance financière…

Comment conquérir un espace à soi, accéder à plus d'autonomie, réussir à se séparer psychiquement de ses proches, sans nuire à son couple, ni à ses enfants?
On pourrait explorer la question de l'espace à soi à travers l'évolution de l'habitat.
Les hommes ont une longueur d'avance en bénéficiant souvent d'un espace personnel (bureau au domicile). Souvent la femme doit se contenter d'une petite place dans des espaces partagés par le reste de la famille.

Le mot « espace » contient 2 notions: celle de liberté et ses limites. Il réveille nos désirs et nos peurs.

  • Y a-t-il donc un besoin vital, d’air et d’espace pour chaque être humain ?
  • Est-ce que le sexe de chaque partenaire y joue un rôle ?
  • Peut-on établir un rapport entre cet espace et le désir entre homme et femme?

La question du pour soi est un sujet à la mode. L'individualisme ambiant qui caractérise notre société a eu raison du schéma du couple traditionnel. Avant, la famille était considérée comme un but ultime, aujourd'hui, l'individu prime sur le couple, qui lui-même passe avant la famille. Dans ces conditions, il est difficile de durer en couple. Nombreux sont ceux  qui préfèrent se séparer plutôt que de s'enfermer dans une relation insatisfaisante, car le couple est vu comme un lieu d'épanouissement.

Que nous disent les couples aujourd'hui en consultation conjugale? Dès le premier contact la question de l'espace se pose. Une personne téléphone en étant le porte-parole de la problématique du couple. C'est comme si elle disait, j'ai mal à mon couple et je demande à venir avec lui, elle. Pour un certain nombre de personnes, il n'est pas encore possible à ce stade de demander de l'aide pour soi, sans l'autre et c'est le couple qui consulte.

Qui écoute-t-on, quand on reçoit un couple? Chacun avec sa version de la crise, bien souvent divergente. On est témoin d'une lutte de pouvoir où chacun cherche à défendre son espace, ses besoins, ses attentes. Nous serons attentifs à la version de chacun et porterons notre attention sur leur interaction.
Se donnent-ils assez d'espace pour se parler, s'entendre?
Une des difficultés très souvent avancée tient à la tension entre le besoin de chacun des conjoints de satisfaire ses besoins personnels, (espace à soi), en contradiction avec la volonté de stabilité conjugale. Quand ils ont des enfants, nombreux sont les parents qui évoquent leur enfant comme un facteur de stress, son arrivée comme un sacrifice : isolement social, ambitions professionnelles contrariées, sacrifices matériels et limitation dans leur vie personnelle et de couple, difficultés dans rôle éducatif…

Voyage à travers les étapes de la vie de couple :

  • Le premier travail des conjoints est de se reconnaître et de se faire reconnaître comme couple, c'est-à-dire comme entité séparée des familles d'origine, afin de constituer le Soi conjugal (A. Eiguer), pour lequel une phase d'illusion est nécessaire. Les partenaires sont attirés pour des raisons objectives et subjectives, secrètes, le plus souvent inconscientes. Ils s'attirent mutuellement autour d'une problématique commune, mais avec deux manières différentes ou opposées d'y réagir. Ensemble, ils vont colmater la partie de soi qui est fragile, consolider leurs frontières poreuses (=ligne sinueuse). L'unité du couple va les renforcer, les soutenir. Ils sont seuls au monde. (un couple n'est jamais isolé, il est pris dans des appartenances fam., culturelles, sociales, relig. nécessaires à la constitution  du sujet). C'est le temps de la fusion, illusion indispensable. Ils vont privilégier l'idéal du couple, ce qui leur est commun et mettre de côté tout ce qui pourrait amener de l'écart entre eux.
    Cette étape correspond au règne du "on". Etre transparent, être deviné… Je ne vais quand même pas demander … Relation exclusive, inconditionnelle. A ce stade la revendication d'un espace pour soi sans l'autre pourrait être ressentie comme une attaque du couple : Tu préfères être seul plutôt qu'avec moi?
  • Si l’illusion fusionnelle continuait, elle conduirait à l'étouffement du système, à l‘appauvrissement relationnel. La nécessité d'un espace pour soi commence à se faire sentir. Progressivement les investissements personnels, extérieurs au couple, reprennent leurs droits, la relation à l'autre n'est plus totale, sans mettre en péril l'appartenance au couple. La relation évolue, la menace fusionnelle s'éloigne, on va pouvoir se rapprocher sans s’y perdre. Le soi et le couple se mettent à coexister.
    On ne peut vivre sans liens, la question est de trouver la bonne distance entre soi et l’autre. On peut défusionner, se désintriquer, lâcher l’autre sans le perdre. La condition pour pouvoir lâcher l'autre c'est d'être suffisamment en confiance, rassuré quant à son couple. L'estime de soi se raffermit, la co-dépendance diminue, les partenaires ne collent plus l'un à l'autre. Deux individus séparés, tout en restant couple.  Il y a place pour le soi et pour le couple.
    Il est nécessaire qu'existe une certaine distance relationnelle, un espace entre soi et l'autre, une aire de différenciation, un espace de jeu, pour pouvoir être en relation. Jeu = 2 sens: action de jouer, humour, légéreté…
    Le désir naît de l'écart : Le couple n'est pas le tout de la vie des personnes. Elles existent aussi hors de lui. Le couple ne peut tout donner et de trop grandes attentes provoquent déception et résistance.
  • Avec l'arrivée de l’enfant, la famille reprend ses droits. Parfois, dans un premier temps, les couples ne sont plus que parents tant l'investissement de l'enfant est important et le désir d'être de bons parents est grand. Le couple s'efface naturellement au profit de la famille. Les priorités s'adressent aux enfants. Cette étape est vécue par certains couples comme un tremblement de terre. Tous les espaces devront être renégociés. Dans le meilleur des cas, les relations se diversifient, et ne s'excluent plus. D’un mode relationnel en "ou" on à un mode relationnel en "et" : je ne serai plus ou mère ou femme, ou père ou amant, etc. mais je découvre que je peux être à la fois, mais pas en même temps, mère, épouse et femme, je peux être père, mari et homme.

Trouver un bon équilibre entre ces 3 espaces : familial, couple et pour soi.
Le premier pas vers davantage d’espace pour soi passe par un lâcher prise : se libérer de certaines obligations, surtout des exigences que l'on s'est imposé à soi-même. Il n’y a pas de lâcher prise sans accepter de renoncer à une part de son influence et de son pouvoir.
Lâcher ses enfants pour retrouver le plaisir à deux, sans culpabilité…aussi pour partager des émotions difficiles, des désaccords en dehors des enfants, avec le souci de les dégager du conflit conjugal.
Ce qu'on fait pour soi on le fait pour ses enfants. La liberté que s’accorde le couple permet à l'enfant de vivre autre chose sans papa, maman, avec d'autres adultes, d'autres enfants.

Les écueils de la conquête de l'espace à soi

  • Si cet espace pour soi est celui d’un seul des partenaires du couple, il peut devenir «objet du désir» de l’autre. Le désir envieux d'un conjoint pour l'espace de l'autre peut aller jusqu'à le détruire, à le coloniser.
  • Les enfants grandissent, la disponibilité augmente. Le piège serait de remplir tout de suite le vide par une hyperactivité. Cet espace libère une écoute à soi et peut passer par un sentiment de creux, d'ennui, de doutes….jusqu'à ce qu'un projet naisse,…
  • L'un assure, contient pendant que l'autre bouge, part à l'aventure.
    Pourquoi ne pas reprendre des études ? Jusque-là, la femme y avait renoncé, ou avait différé son projet, pour être avec ses enfants encore très petits. Pour pouvoir atteindre cet objectif, il faudra que la mère puisse s'appuyer sur le père ou vice versa. C'est bien parce que l'un assure, contient, se charge de la continuité, de la permanence du cadre familial, que l'autre peut prendre de la distance, pour se consacrer à un projet personnel comme des études. Pour que ça fonctionne, il y faut non seulement de la solidarité, de la reconnaissance, mais aussi de l'alternance pour qu’à tour de rôle chacun puisse compter sur l'autre. Si c'est à sens unique, il n'y a pas de place pour la gratitude et c'est l'envie et les reproches qui auront le dessus.
  • Quand la quête d'un espace pour soi est un sujet de rivalité entre les deux partenaires, on se met à comptabiliser le temps pris par chacun, on revendique l'équité, sans se faire de cadeau. J'ai reçu des couples où cette question prenait toute la place au détriment de l'harmonie du couple. Comme si chacun profitait du retour de l'autre pour s'éclipser. Ils ne font que se croiser, le père et la mère se succèdent pour assurer une présence auprès des enfants, les moments en famille se raréfient et surtout le couple est négligé.
  • Quand l'espace à soi est subi et non pas conquis. C'est le vécu de beaucoup de mères ou pères qui suite à une séparation se retrouvent seuls dans une famille monoparentale. L'espace à soi n'est plus une question de négociation avec l'autre parent puisque le couple est séparé. En revanche, l'espace comme le temps sont là disponibles concrètement et avec la régularité des week-end, et des vacances. On est passé brusquement du pas assez d'espace à soi, au trop de solitude.
    Comment habiter cet espace qui d'abord ne fait penser qu'au vide? Comment se le réapproprier? Souvent dans les premiers temps de la séparation, il est vécu comme contraint, et celui qui se retrouve seul sans les enfants va souffrir de cette solitude forcée qui lui fera revivre ce qu'il a perdu et l'échec de son couple, parfois l'abandon. On ne peut pas se séparer sans peine, amertume, regrets...Ce travail de deuil prend du temps.
  • Lorsque chacun fait de la réalisation de ses désirs personnels une priorité, c'est le couple et les enfants qui trinquent.

Conclusion
Quand les choses se passent dans le bon ordre, au commencement, c'est pour le couple le temps du "on" indifférencié de la relation primaire. La venue de l'enfant, donne accès au "nous" familial dans un espace à trois.
Enfin, la conquête du "je" correspond au temps de l'individuation-séparation qui s'acquière pas à pas, souvent plus tard, parfois parallèlement à l'émancipation des enfants. C’est un travail psychique, un processus.

Un beau défi pour le couple d'aujourd'hui : réussir à concilier vie conjugale, familiale et professionnelle, tout en sauvegardant un espace à soi, pour les femmes comme pour les hommes. Ça n'est pas impossible, seulement, les couples ont à trouver ensemble une voie pour faire face à cette évolution en acceptant qu'en faisant des choix, ils auront des problèmes nouveaux à résoudre. Ces ajustements au changement, sont nécessaires, avant de pouvoir trouver un nouvel équilibre. Ils passeront par des conflits et des pertes qui sont le lot de tous les couples, c'est le prix à payer pour que le couple reste vivant.

Si nous sommes parvenues à consolider votre confiance, à vous permettre d'envisager que la conquête d'un espace pour soi n'est pas une attaque, ni du couple, ni de la famille, mais que ces réalités vécues, ces espaces peuvent coexister, pour le bien des parents comme des enfants, alors nous aurons atteint notre but.

Le résumé de cette conférence a été fait par Isabelle Henzi

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